L'affaire du four à pain du village de la Haie

Le 17 juillet 1855,  Pierre Rouillé, employé des chemins de fer du Nord, résidant à Paris se présente à l'audience de la justice de paix de Collinée afin de requérir contre Julien Aufray, laboureur, demeurant au village de la Haie en Saint-Jacut. Il expose qu'il est propriétaire d'un four près d'une maison qu'il possède au lieu de la Basse Haie en Saint-Jacut, qu'il possède également un puits qui lui est privatif, il est également propriétaire d'une prairie dite La Noë... que Julien Aufray, sans autorisation soit de lui soit de son fermier, s'empare à chaque occasion de cendres qui proviennent du four et se permet aussi d'aller puiser de l'eau à son puits. Il s'est en outre pratiqué un passage au milieu de la prairie de la Noe afin d'arriver plus directement au ruisseau qui la longe, il est d'usage chez les habitants du village de fouler sur le chemin de servitude et chacun devrait y avoir son droit proportionnel mais Aufray par la menace et la violence est parvenu depuis quelque temps à profiter seul du bénéfice de ce foulage... et conclut que Julien Aufray soit condamné à cesser ces troubles et à lui verser 200 francs à titre de dommages et intérêts.

 

Julien Aufray répond qu'il a fait comparaître volontairement les autres habitants du village et demande qu'ils soient admis dans la cause.

Julien Brisourier et Jean Marie Colleu, laboureurs demeurant à la Basse Haie demandent alors de se joindre à Julien Aufray dans cette affaire. Ensemble, ils affirment avoir le droit de cuire au four et d'emporter leurs cendres ainsi que de puiser l'eau du puits. Ils se déclarent prêts à abandonner le passage par le pré de La Noë et Julien Aufray, seul concerné par le droit de foulage, ne le prétend pas à son usage exclusif. Ils demandent en outre au sieur Houille de produire les titres qui prouveraient que le four et le puits lui appartiennent à l'exclusion de tous droits de cuire et de puiser pour les autres habitants. Quant à eux, ils soutiennent avoir constamment joui du four et du puits et avoir même aidé à faire les réparations au four toutes les fois que cela a été nécessaire. Ils ont même des titres à l'appui de leurs prétentions et ils se proposent de les produire quand Rouillé aura produit les siens.

Rouillé produit alors trois titres de propriétés, et constate que le puits et le four sont construits sur sa propriété et que si quelquefois des habitants ont pu cuire et puiser, cela n'était que par tolérance et pour la bonne harmonie du voisinage mais qu'il ne veut plus aujourd'hui de cet état de chose, à moins que les défendeurs abandonnent les cendres à son fermier toutes les fois qu’ils leur seront permis de cuire.


Les défendeurs demandent alors de présenter des témoins qui prouveront leur bon droit.

Le juge de paix donne acte à Pierre Rouillé de la renonciation au droit de passage et au partage du droit de foulage, mais estime nécessaire un délai pour examiner les titres fournis. Aussi renvoie-t-il la cause à l'audience du quatorze août.


Le 14 août, Pierre Rouillé n'est pas présent, sans doute retourné à Paris. Il est représenté par Pierre Marie Houis, licencié en droit et propriétaire, demeurant à la Ruais en Saint-Jacut. Le juge de paix, au vue des pièces fourmes, confirme la propriété de P. Houille sur le four et le puits mais ne peut se prononcer sur les droits de cuire et de puiser des autres habitants du village sans l'audition des témoins des deux parties et une visite des lieux qu'il programme au trois octobre.


Visite des lieux

Le 3 octobre 1855, le juge Ruellan se transporte au village de la Haie. Le procès verbal démontre la minutie de l'examen des lieux :

Nous, juge de paix, après nous être transporté au lieu de la Haie en la commune de Saint-Jacut-du-Mené, heu du litige, donnons acte aux parties de leur comparution... et déclarons que l'objet en litige va être visité par nous en leur présence. Le four et le puits nous ont été désignés par toutes les parties et nous avons remarqué que ces deux objets litigieux sont placés sur le même terrain à trois mètres quatre vingt centimètres l'un de l'autre. Ces deux objets sont contigus à la haie et talus du courtil du puits de Pierre Rouille, demandeur. Le terrain où le four et le puits sont établis jouit du levant à haie et talus du dit courtil, du midi à un coin de terrain derrière le four servant d'entrée dans le courtil des Noës du même Houille, du couchant au chemin qui entre dans le village de la Basse Haie et du nord à autre terrain reconnu appartenir au même Rouille et sur lequel existe de grosses pierres restant des masures d'une ancienne maison. Nous avons remarqué aussi qu'au côté couchant du four et sur le bord du chemin existe encore un gros chêne qui nous a paru très antique. Ce chêne est creux dans toute la longueur de son tronc, qui est contigu au four par sa base. Plusieurs branches de ce chêne ont été coupées depuis peu d'années...

Le chemin qui entre dans le village est assez étroit, avis du chêne et du terrain où le four et le puits sont établis, mais ce chemin est beaucoup plus bas que le terrain qui est du même niveau que les terrains de Rouille qui le bordent au levant et au nord. La base du gros chêne a trois mètres de largeur au devant du four et un mètre quatre-vingts centimètres au derrière. Au dessous du terrain au derrière du four, il existe une rigole qui a été creusée pour introduire les eaux du chemin dans le courtil des Noës de Rouille et un coin de terre sur le bord du chemin où est établie la brèche charretière du courtil....

Nous avons remarqué les maisons qui composent le village de la Basse Haie, partie au nord et partie au couchant du four et du puits, et de l'autre côté du chemin. La première maison au nord avis au four et le puits appartient actuellement à Madeleine Rouille, femme Morel Pierre, et sœur du demandeur. Entre les départs de cette maison et le four et le puits se trouve l'emplacement de l'ancienne maison appartenant à Rouille et le tout provient, ainsi que les jardins contigus, de la succession de Julien Rouille, leur père.

Nous avons remarqué qu'il n'y a qu'un chemin convenable pour entrer dans le village de la Basse Haie, celui qui passe au devant du terrain où le four et le puits sont établis et des maisons de Pierre Rouille et que dans cette arrivée de chemin, il existe encore aujourd'hui des terreaux de foulage. Cependant, il existe encore une autre petite sortie mais pour servitude seulement entre l'encoignure de la dernière maison au nord et celle de la première maison au couchant.

Après cette visite, le juge procède à l'audition des témoins du demandeur.

Le premier témoin après avoir fait le serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, a dit se nommer Mathurine Bouard, veuve Aufray, âgée de soixante dix-neuf ans, ménagère demeurant à la Haute Haie en la commune de Saint-Jacut-du-Mené, être parente au cinquième avec Pierre Rouillé, mais n'être alliée, servante ni domestique des parties et sans être reprochée a déposé ce qui suit.

« Il y a vingt-trois ans que je suis sortie de la Basse Haie et que j'ai habité pendant dix-neuf ans comme fermière des biens du père de Pierre Rouille. Pendant ces dix-neuf ans, je me rappelle que tous les habitants du village de la Basse Haie prenaient de l'eau au puits et cuisaient leurs pains au four en prenant toute la cendre provenant du chauffage, et comme fermier, nous ne leur faisions aucune défense. Quelquefois il venait aussi des étrangers cuire au même four, et ordinairement, et même toujours, l'habitant du village chez lequel l'étranger faisait son pain avait la cendre de ce dernier. Quant au terrain en devant du puits et du four, c'était toujours moi et mon mari qui en jouissions en ramassant le foulage, en y déposant des litières, parce que l'on regardait ce terrain comme appartenant à Rouille. Pour ce qui concerne le chêne, je ne me rappelle pas l'avoir vu émonder. Cependant je me rappelle que le vent avait cassé quelques branches que nous ramassâmes seuls, sans opposition de personne du village. Je me rappelle aussi que le four était réparé entre les habitants du village. Je me rappelle même qu'on a reconstruit ce four et que quatre maçons y furent employés et que chaque habitant donnait du trempage à son maçon. Je donnais moi-même du trempage à un maçon, mais je ne puis dire qui payait chacun de ces maçons car ceux-ci apportaient leur pain et on ne leur fournissait que du trempage. D'ailleurs cela avait été arrangé entre les hommes du village et j'ignore qui payait les maçons. Chaque habitant fournissait aussi son harnais, et moi-même j'en fournissais un comme fermière de Rouille. On prenait la pierre au Gouray, mais je ne me rappelle pas où on prenait la terre. Chaque habitant aidait à curer le puits, mais chacun fournissait sa corde pour tirer de l'eau. Depuis que je suis sortie, on a mis un viraou mais je ne puis dire qui l'a mis et payé».

Comme à tous les témoins, le juge remet à Mathurine Bouard une taxe (dont

Le montant varie selon la profession et le du témoin, 75 centimes pour une ménagère, 1 franc pour un laboureur, 6 francs pour un notaire...) et lui demande de signer son témoignage (ce qu'elle déclare ne pas savoir faire, comme une grande majorité de témoins).

Le deuxième témoin, Jean Pinsard, un laboureur habite également à la Basse Haie, mais pas dans la même cour. Il déclare que depuis que son four est tombé, il vient aussi cuire au four mais que le fermier de Rouillé s'est toujours opposé à ce qu'il récupère la cendre de bois, mais qu'il tolérait seulement qu'il prenne sa cendre de bruyère.

Le troisième témoin, fille du premier, confirme ses dires.

Les défendeurs récusent le quatrième témoin qui comme fermier de Rouillé, est directement intéressé à l'affaire. Le juge décide donc qu'il ne sera pas entendu.

Un cinquième témoin se souvient avoir vu les habitants cuire au four, mais ne sait plus qui ramassait les cendres.

Vient alors le moment d'entendre les témoins des défendeurs qui vont faire le même serment de dire toute la vérité...

Le premier se nomme Julien Trotard, 73 ans, journalier de Langourla, qui se souvient de la reconstruction du four: "Depuis soixante ans, il est à ma connaissance que le four a été reconstruit trois fois. Les deux premières avec les anciens matériaux. Mais la dernière on fut obligé d'aller chercher de nouvelles pierres sur le tertre de Quenheheuc au Gouray. Les habitants du village, Julien Auffray, François Auffray, fermier de Rouille, Pierre Trotard, mon frère et René Hervé firent des harnais et furent chercher ces pierres. Les maçons au nombre de quatre, pour la dernière loi comme pour les précédentes, ont reçu chez chaque habitant, soit le trempage, soit la nourriture toute entière, ce que je ne puis préciser. Mais il est à ma connaissance, quoique je n’ai pas vu cela, que chaque habitant payait aussi un maçon, car Julien Puisard, fermier de Julien Rouillé, père du demandeur, n'ayant pas d'argent, est venu chez moi en emprunter pour payer sa part. Sans pouvoir dire quelle somme je lui prêtai alors. Chaque habitant cuisait et emportait sa cendre mais j'ai toujours vu le fermier de Rouillé ramasser le foulage sur le terrain au devant du four et du puits. Je ne me rappelle pas avoir vu personne émonder le chêne. J'ai vu le vent en casser la coupelle, mais je ne sais qui en ramassa les branches, j'ai aussi vu des étrangers cuire au four mais je ne sais ce qu’ 'il était fait de la cendre. "

Un second témoin confirme la participation des habitants du village à la reconstruction du four.

A ce moment, le représentant de Rouillé demande une prolongation de l'enquête et l'audition de nouveaux témoins pour prouver que le fermier de Rouillé a coupé des branches dans le chêne contigu au four, fait qui aurait été appris par le témoin récusé. Malgré l'opposition des défendeurs, le juge accorde ce nouveau délai.

On peut s'étonner de la lourdeur de la procédure qui dure quatre mois et noircit plusieurs dizaines de pages de procès verbaux pour quelques cendres. Mais outre le fait qu'à cette époque le four, et plus encore le puits, sont des éléments vitaux pour la subsistance des paysans, ce procès est révélateur du conflit entre la propriété qui s'instaure de plus en plus comme la valeur primordiale de la société, et les droits coutumiers de solidarité villageoise qui ont permis la vie (voire la survie) de générations de paysans.

La vente des communs à la même époque, relève du même antagonisme.


Une nouvelle audience a donc lieu le 9 octobre.

Le premier témoin entendu est Jacques Plesse, 59 ans, charron à la Ville es Chevalier en Saint-Jacut. Il se souvient :

"A l'âge d'environ douze ans, j'étais domestique chez Julien Pilorget à la Basse Haie. Je me rappelle que dans ce moment, le four était tombé et que les habitants du village allaient cuire au Rochelet en Langourla, et au four des Rues Cadieu, aujourd'hui en Saint-Jacut. Je me rappelle même que ce four était tombé du côté du gros chêne et que l'on passait entre le restant du four et ce gros chêne pour descendre dans le chemin. Pendant un an que je fus chez Pilorget, je me rappelle aussi que Julien Pinsard, qui était alors fermier de Julien Rouillé, père de Pierre, eut un cochon blessé dans le village. Pinsard se mit dans une si grande colère contre les autres habitants à cause de cela, qu’ 'il leur défendit de cuire au four et de puiser au puits. Il culbuta même dans le chemin tout le bois que François Routbien, aussi habitant du village, avait déposé au devant du four pour y cuire. Pinsard emporta même chez lui la pierre de l'embouchure de sorte que Boutbien fut obligé d'aller cuire au Rochelet ce jour-là parce que la pâte se trouvait faite. Il y a environ trente-cinq ans, je me rappelle aussi que ce four étant tombé, Julien Rouillé père fit marché avec un Pierre Laignel, maçon, demeurant au Guilier, pour relever ce four et il lui donna dix-huit francs pour faire ces réparations, on me prit même pour témoin du marché, et lorsque le four fut rétabli, Rouillé paya seul à Laignel ces dix-huit francs et me prit encore témoin de ce paiement. Je me rappelle encore qu'il y a environ trente-cinq ans je lus faire une charrette et des rouelles à François Auffray qui avait succédé à Julien Pinsard dans la ferme de Rouillé. Je travaillais sur le terrain au devant du four et du puits, auprès et avis desquels existait encore une ancienne maison dépendant de la ferme de Rouillé... Je me rappelle même qu'entre ce pignon et le puits, il existait un petit vide et pendant que j'étais chez Pilorget une vache entra dans ce vide et l'on ne put la retirer qu'en passant derrière le four pour la faire reculer.

Lorsque j'étais chez Pilorget, cette maison n'était pas encore tombée, et je me rappelle y avoir mangé des crêpes au jour de carnaval, mais lorsque je me trouvais à faire cette charrette, elle était toute en masure et je me servis même d'une vieille poutre pour faire un chevalet que je ne pus établir qu'en coupant des branches du gros chêne... François Auffray ramassa toutes ces branches et je ne vis aucun habitant du village s'y opposer. E y a aussi une quinzaine d'années, c'est à dire la première année que jouit Pierre Morel, gendre et fermier de la métairie de Rouillé, je fus faire une charrue pour celui-ci, et comme il me manquait une pièce dite coutre, je dis à Morel qu'il y en avait de bonnes dans le gros chêne du four et qu'il fallait aller en couper. Morel monte alors dans le chêne pour en couper deux grosses branches que j'employai pour sa charrue et Morel ramassa le reste. Personne encore ne mit opposition à tout cela en ma présence, j'ai toujours entendu dire en parlant du gros chêne : chêne de Rouillé."

Un second témoin affirme également avoir vu un fermier de Rouillé couper des branches de ce chêne.

Deux nouveaux témoins des défendeurs sont aussi entendus dont un maçon qui, ayant travaillé à la reconstruction du four, apporte quelques précisions sur les termes du marché.

Enfin, au cours de l'audience du 16 novembre, le juge Ruellan rend son verdict. Il estime que les titres produits et les témoignages entendus indiquent que l'usage du four et du puits sont communs et il maintient les parties dans leur copossession, avec le droit pour les habitants du village, de cuire au four et d'emporter les braises, et de puiser l'eau du puits. Enfin il décide du partage des dépens.


On peut s'étonner de la lourdeur de la procédure qui dure quatre mois et noircit plusieurs dizaines de pages de procès verbaux pour quelques cendres. Mais outre le fait qu'à cette époque le four, et plus encore le puits, sont des éléments vitaux pour la subsistance des paysans, ce procès est révélateur du conflit entre la propriété qui s'instaure de plus en plus comme la valeur primordiale de la société, et les droits coutumiers de solidarité villageoise qui ont permis la vie (voire la survie) de générations de paysans.

La vente des communs à la même époque, relève du même antagonisme.

 

 Extrait « Le Mené au XIXè siècle